LA FRANCE PITTORESQUE
Gerbier (Pierre-Jean-Baptiste)
(D’après un article paru en 1847)
Publié le mercredi 13 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Pierre-Jean-Baptiste Gerbier, né à Rennes le 29 juin 1725, doit être compté parmi les plus grands orateurs que la France ait produits. Son père, avocat distingué du parlement de Bretagne, ne voulut pas abandonner son éducation aux instituteurs ordinaires ; Il appela de Hollande des hommes instruits, qui, remarquant dans le jeune Gerbier des talents précoces, s’occupèrent avec beaucoup d’intérêt de les cultiver.

Ses premières études achevées, il fut envoyé à Paris, au collège de Beauvais, où il eut pour maîtres Coffin et Rivard. Les progrès qu’il fit avec eux furent rapides, et, au sortir de leurs mains, il étudia le droit avec un même succès. Mais son père, qui savait combien il faut ajouter d’études et de méditations aux leçons de l’école, contint pendant plusieurs années encore l’ardeur du jeune homme impatient de débuter au barreau.

Gerbier n’entra dans la lice qu’à près de vingt-huit ans. Son début fut éclatant et fit la plus vive sensation. Guéau de Reverseaux, l’un des plus célèbres avocats d’alors, présagea ce que Gerbier devait devenir un jour, le prit en grande amitié, se porta même pour son patron. Dès lors toutes les plaidoiries de Gerbier furent de véritables triomphes, et il se plaça hors ligne à la tête du barreau. L’énergie et la netteté de ses idées, la logique et la clarté de ses raisonnements, la chaleur et la pureté de son style, le sentiment de toutes les convenances, l’art si profond et si difficile de ne paraître qu’à la hauteur de son sujet, même en s’élevant au-dessus, la beauté de sa diction, la véhémence toujours noble, jamais outrée de ses mouvements, et jusqu’au charme de son organe, jusqu’à la magie de sa figure, où son âme semblait respirer, tout annonçait que la nature l’avait fait naître pour réaliser dans notre barreau cet idéal de l’orateur dont Cicéron nous a laissé une si belle peinture dans ses ouvrages.

Pierre-Jean-Baptiste GERBIER

Pierre-Jean-Baptiste GERBIER

Gerbier semblait, en effet, avoir l’ensemble de qualités, soit morales, soit physiques, que les anciens rhéteurs exigeaient de l’orateur. Sa figure était noble ; son regard, plein de feu ; sa voix, étendue et pénétrante ; son élocution, facile ; son geste, élégant et gracieux. Il y avait comme un charme répandu sur toute sa personne, et rien qu’à le voir on devinait l’homme éloquent. Son teint brun, ses joues creuses, son nez aquilin, son oeil enfoncé sous un sourcil proéminent, faisaient dire de lui que l’aigle du barreau en avait la physionomie. Comme les orateurs anciens, Gerbier avait besoin d’action et de spectacle, de l’appareil des tribunaux, de la présence de ses adversaires et de ses clients, de l’aspect et du bruit du public assemblé.

C’est alors qu’il étonnait par ses ressources, qu’il avait tour à tour de la chaleur et de la dignité, de l’imagination et du pathétique, du raisonnement et du mouvement ; qu’avec quelques lignes jetées sur le papier, pour lui rappeler au besoin les points principaux, il se fiait sans peur à l’inspiration du moment, qui ne le trompait jamais ; et que, pendant des heures entières, il attachait et entraînait les juges et l’assemblée.

Le caractère dominant de son éloquence était l’insinuation et le pathétique ; il en trouvait les ressources dans son âme, et personne ne justifiait mieux que lui cette maxime de Quintilien : Pectus est quod disertos facit (c’est du coeur que vient l’éloquence). En parlant, il se tenait droit, mais avec aisance, ferme sans raideur, flexible sans balancement, la tête élevée avec une espèce de fierté ; on le voyait dans la discussion, rester les bras croisés, comme se jouant de sa matière ; puis, lorsque quelque trait de sentiment ou de moeurs l’y sollicitait, lorsque l’indignation l’arrachait à ce calme imposant, il se déployait, il s’élevait, il s’enflammait ; sa belle voix, qui allait au coeur, ne manquait point, quand il le voulait, de faire couler les larmes.

La disposition du barreau était, au parlement de Paris, très favorable au développement de tous les moyens de Gerbier : on y plaidait souvent, aux grands jours, dans l’intérieur du parquet, et Gerbier, qui en parlant faisait un pas, et puis un autre, se trouvait insensiblement au milieu de l’audience, environné des juges et du concours des avocats, vu de la tête aux pieds, dans tout l’éclat et avec tout l’empire de l’éloquence.

Mais lorsque Gerbier manquait du secours de l’action, ce n’était plus le même homme ; seul et réduit à la composition, son feu s’éteignait, ses forces l’abandonnaient : aussi, s’il faut en croire le témoignage de La Harpe, s’était-il peu appliqué à écrire, soit que, naturellement lui peu paresseux, il redoutât le travail, soit qu’il se sentît incapable de se re trouver dans le cabinet tel qu’il était en public. Il écrivit peu, jamais de mauvais goût, mais jamais avec effet, et seulement lorsqu’il y fut obligé par l’intérêt de ses causes ou de sa propre défense.

On n’a malheureusement imprimé aucun de ses plaidoyers, improvisés pour la plupart. Voici quelques-unes des principales causes plaidées par Gerbier, et dont le souvenir s’est conservé au barreau : la cause des enfants Simonne, défendant leur état contre les créanciers de leur père ; celle des frères Lyoncy contre les jésuites, poursuivis comme garants des lettres de change souscrites par le père Lavalette pour une somme de 1 500 000 livres ; celle du comte de Bussy contre la Compagnie des lndes ; celle des sieurs de Queyssac, trois frères, tous trois officiers, contre le sieur Damade, négociant : s’étant battus en duel, ils s’accusaient réciproquement d’assassinat ; celle du testament de l’abbé Desfiltières, attaqué comme contenant et continuant le fidéi-commis de l’abbé Nicole en faveur des jansénistes : cause dans laquelle Gerbier fit un panégyrique très éloquent de l’illustre maison de Port-Royal.

Il faut dire aussi un mot du caractère de Gerbier comme homme privé. Au témoignage des contemporains, personne n’a eu des moeurs plus douces, n’a possédé de qualités plus aimables, ne s’est moins prévalu de ses talents et de sa gloire ; bon, généreux, confiant, facile même à tromper, il est peut-être un des hommes qui ont le moins connu l’amour-propre. Ses ennemis ne lui ont jamais pu rien reprocher qu’un goût un peu trop vif pour la dépense, uni à quelque faiblesse et à quelque légèreté. Cette faiblesse dans le caractère, cette légèreté d’humeur, rachetées pourtant par de si excellentes qualités, furent cause des ennuis et des chagrins qui empoisonnèrent les derniers jours de Gerbier.

Pendant l’exil et l’interrègne du Parlement sous le chancelier Maupeou, Gerbier fut du nombre des avocats qui se laissèrent séduire par le chancelier et qui plaidèrent à la commission remplaçant le parlement de Paris. Le souvenir et le ressentiment de cette défection s’attachèrent à lui lorsqu’il reparut au barreau, devant le Parlement, réinstallé en 1774. Bientôt même le Parlement laissa éclater son hostilité contre Gerbier, en le mettant hors de cour, sur une accusation de subornation de témoins. Dans le même temps, le fougueux Linguet, rayé de l’ordre des avocats, attaquait publiquement Gerbier comme l’instigateur des persécutions qu’il avait à subir, et le noircissait odieusement en publiant contre lui des mémoires, véritables libelles, tissus de diffamations et de calomnies.

Gerbier se trouvait à cette époque sur le point d’obtenir une place chez Monsieur (le comte de Provence, depuis Louis XVIII) ; il avait sollicité cette place, parce que l’hostilité flagrante du Parlement le dégoûtait du barreau, et qu’il voulait renoncer à plaider. Malgré l’opinion certaine qu’il avait du caractère de Gerbier, Monsieur se laissa émouvoir de tout ce bruit accusateur qui s’élevait contre son protégé ; il lui ordonna de se justifier avant que les lettres patentes qui l’attachaient à sa personne lui fussent délivrées. Gerbier obéit ; il écrivit son Mémoire avec beaucoup de goût et de modération, et se justifia aisément aux yeux du prince, qui lui délivra ses lettres patentes.

Mais il paraît que, dans le public, tout le monde ne fut pas aussi vite convaincu : les ennemis de Gerbier s’efforcèrent de tourner contre lui-même son Mémoire justificatif ; puis, pour lui aliéner l’opinion, ils firent courir force petits vers satiriques sur son compte. L’âme tendre de Gerbier, jusque-là enivrée de louanges, fut mortellement blessée. Le chagrin corrompit les jouissances qu’il devait se promettre des succès que son talent ne cessa point d’obtenir, et ses dernières années furent tristes et mélancoliques.

Cependant, à l’exception de quelques ennemis acharnés, il conserva toujours l’estime de l’ordre des avocats, qui l’élut bâtonnier en 1787. Gerbier ne survécut que de quelques mois à ce dernier témoignage. Depuis quelques années, sa santé était fort languissante. Désespérant des médecins, il se mit entre les mains des empiriques qui faisaient profession de magnétisme, et mourut le 26 mars 1788, âgé de soixante-trois ans.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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