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Vélocipède et siècle de la bicyclette. Révolution intellectuelle et sociale, crainte de l'engouement pour cette machine

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Anecdotes insolites
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Bicyclette (La) : loisir asservissant
la société du futur XXe siècle ?
(D’après « Le Gaulois », n° du 12 juin 1895)
Publié / Mis à jour le mardi 13 septembre 2011, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 5 mn
 
 
 
A la fin du XIXe siècle, l’imposant engouement pour la bicyclette suscite sur le ton ironique et provocateur chez Jospeh Montet, qui avait assisté aux premiers tours de roues du vélocipède en bois, l’étrange crainte d’assister à l’asservissement progressif d’une société par cet engin d’un nouveau type : à ses yeux, ruinant la vie de famille et enrayant tout effort intellectuel, le phénomène est en passe de faire de nous un peuple de bicyclistes, et le XXe siècle qui s’annonce alors, celui de la seule évolution de cette machine infernale...

Je n’en fais pas. Mais je peux en parler. J’en parlerai même, s’il vous plaît, avec quelque liberté, comme d’une vieille connaissance, ayant connu son grand-père, il y a vingt-cinq ans. Son grand-père s’appelait le vélocipède. Il était en bois. Cet aïeul eut, quelques années après la guerre [1870-1871], un fils en acier, qui s’appela le bicycle. Et, du bicycle, naquit la bicyclette, reine du jour.

Vélocipède

Vélocipède

Donc, j’ai connu le vélocipède en bois, chef de la dynastie. Ses roues en bois, cerclées de fer, comme des roues de voiture, étaient de petits chefs-d’œuvre de charronnerie élégante, sveltes, éclatantes de jolie peinture rouge, jaune ou bleue, suivant l’humeur du cavalier qui pouvait y manifester ses états d’âme. Il y avait même le vélocipède noir, à filets d’or, pour mélancolies distinguées et cossues.

« Et ceci se passait dans des temps très anciens ! » C’était en 1868 et 1869. Mes souvenirs sont bien précis. Un détail, douloureux depuis huit jours à ma mémoire, en souligne les contours. Je revois ce pauvre Léon Robert, l’inspecteur général de l’Université, qui vient de mourir et dont la malfaisante imbécillité d’un reportage hasardeux a failli souiller le nom, je le revois, jeune professeur à peine évadé de l’Ecole normale, s’essoufflant à sillonner, sur une de ces antiques machines, les avenues, plantées d’ormes séculaires, dont s’encadrait le frais décor de ma ville natale. J’étais son élève, en rhétorique. Et, un quart d’heure après la classe du soir, franchissant les barrières de l’octroi, avec une bande de camarades, j’avais l’orgueil de croiser, vacillant sur un vélocipède d’enfant, mon maître humilié au rang d’élève...

J’avais, moi, une machine de grande taille : un mètre dix. Et là-dessus, non content de fulgurer en des rush frénétiques, je me livrais, ivre de gloire, à des improvisations d’acrobatie échevelée et triomphale. D’un coup de jarret, en pleine course, je sautais debout sur ma selle, et je restais là, sur un pied, tenant le guidon d’une main, une jambe en l’air, pareil au génie de la Bastille. Quel dommage que la photographie instantanée n’ait pas existé à cette époque ! On m’aurait « pris » dans cette posture héroïque et instable. Et, samedi dernier, profitant, en réclamiste avisé, du tirage de la loterie des trente-six bêtes, j’aurais pu, pour faire la trente-septième, exposer dans la salle des dépêches du Gaulois une série d’épreuves avec cette légende : Poses plastiques, par M.J.M., sur bicycle préhistorique.

Tandis que j’en suis réduit, pour éblouir mes contemporains, à me raconter moi-même, comme un grognard rabâchant ses campagnes, à et à me faire traiter de vieille barbe, de raseur et de fossile par nos jeunes fin-de-cycle que je soupçonne de n’eêtre pas étouffés par le sens du respect ! Il faut bien, pourtant, que je le leur dise, à ces snobs de la moderne pédale. Ils ont pu perfectionner un certain nombre de choses, outils ou accessoires, ils n’ont rien inventé. Non, rien , pas même les matchs, pas même les courses ! Une des premières courses internationales de vélocipèdes, la première peut-être, fut donnée en 1869 par lé Véloce-Club de Niort, dont j’étais président. Un joli spectacle, allègre, chatoyant et pimpant, égayé par les couleurs vives des casaques, des écharpes et des toques, tous les coureurs ayant, par ordre, adopté le costume pittoresque des jockeys... Le gagnant fut un de mes camarades de classe, un coureur de fond nommé Stephan, dont le Stéphane d’aujourd’hui n’est évidemment que le diminutif.

Bicyclette à pneumatiques

Bicyclette à pneumatiques

L’élan fut donné par notre génération. La guerre l’interrompit. Puis le bicycle d’acier parut, et, après lui, la définitive et victorieuse bicyclette. Aujourd’hui qu’elle a conquis le monde, absorbé et confondu toutes les classes sociales, mêlé dans le tournoiement d’une sarabande égalitaire les collégiens et les membres de l’Institut, les généraux et les simples soldats, les princes et leurs coiffeurs, les duchesses et les trottins de leurs modistes, les anciens présidents de république et leurs chambellans retraités, les avocats et leurs secrétaires, les magistrats et leurs greffiers, et les avoués, et les agréés, et les huissiers aussi peut-être, il faut sans doute un peu d’audace pour toucher à cette puissance, devenue la première de toutes, et pour élever une voix libre dans le concert d’adulation servile et de plate courtisanerie qui monte comme un encens, chaque jour plus épais, autour de Sa Majesté la Bicyclette.

J’aurai cette audace, tranquillement. Ayant eu avec le vélocipède, l’aïeul, les étroits rapports que j’ai dits, j’ai quelque droit de tutoyer un peu cette petite. Et d’abord, je répondrai à l’objection commode et prévue : « Vous n’en faites pas ; donc vous n’avez pas le droit d’en parler ! » Je ’en fais pas, mais j’en pourrais faire. J’en ferai demain, si le coeur m’en dit. La preuve, c’est que j’en ai fait hier, oui, comme cela, tout de go, sans initiation préalable aux mystères du culte. A la campagne où j’habite, un camarade de mon fils était venu le voir en bicyclette. La machine étant à la porte, et l’avenue déserte, la fantaisie me prit d’en essayer. Les deux gamins s’entre-regardèrent. Je sentis qu’ils se tirebouchonnaient intérieurement et que seul le respect de mes quarante-deux ans les empêchait d’extérioriser cette forme hélicoïdale de leur joie.

Le fait est qu’après vingt-cinq années de repos et avec l’inexpérience absolue du nouveau modèle l’aventure était peut-être risquée. J’enfourchai pourtant la bicyclette et... du premier élan, je partis comme un zèbre. J’allai d’une traite au bout de l’avenue, profitai d’un carrefour pour tourner sans mettre pied à terre, et revins descendre devant ma porte, jetant d’un geste dédaigneux, aux mains de mes témoins ironiques changés en palefreniers obséquieux, les rênes, je veux dire le guidon de ma monture...

Sur cette simple expérience, je ferais le pari d’être, dans vingt-quatre heures, en état de faire au Bois un persil à « tuer » tous les jeunes perroquets qui rabâchent nos anciennes épopées (celles du grand Cycle) et d’exécuter, dans huit jours, des virages dans une soucoupe. Je puis donc parler de la sacro-sainte bicyclette, et, s’il me plaît, lui dire son fait. Je lui dirai en déclarant qu’elle passe les bornes, celles au-delà desquelles François Ponsard affirmait qu’il n’est plus de limites, et que le besoin se fait sentir d’une catégorique réaction.

Je comprends tous les sports. Je les approuve même. Ils sont l’indispensable condition de la santé physique et, par conséquent, de la santé morale qu’Horace lui associa en un vers assez connu pour que les ferblantiers eux-mêmes me dispensent de la citer. A ce titre, la gymnastique, l’escrime, l’équitation, le canotage, toutes les formes de l’exercice qui, en assouplissant et tonifiant le corps, rétablissent chez les citadins cérébralement surmenés l’équilibre, souvent compromis, entre la vie musculaire et la vie nerveuse, sont à louer, à encourager, à propager. La seule condition est que, par un abus que je n’hésite pas à qualifier de stupide, elles n’absorbent pas la totalité de l’énergie vitale dont la pensée a quelque droit de réclamer sa part.

Voyez-vous d’ici un peuple exclusivement composé de tireurs d’aviron, d’écuyers, d’escrimeurs ou d’acrobates ? Eh bien ! On est en train de faire de nous un peuple de bicyclistes. Aux yeux de l’histoire, cela risque d’être insuffisant. Je ne plaisante pas. Vous connaissez la rage du cyclisme. Elle est stupéfiante, formidable, apocalyptique. La véhémence du cas sollicite l’inquiétude de la science. Elle ne relève plus de la mode, mais de la tératologie. Vous en doutez ? Pour chasser le doute, un coup d’œil vous suffira. Regardez le type du « Monsieur qui fait de la bicyclette ».

Tour de bicyclette en famille

Tour de bicyclette en famille

Il est légion. Vous n’avez donc que l’embarras du choix. Prenez-en un, au hasard, un exemplaire quelconque, et voyez-le sur sa machine, ployé en deux, hypnotisé, béant, le regard vide, anéanti dans l’ivresse de cette unique, idéale et surnaturelle fonction : « manger du chemin ! » Il est tout le monde, vous dis-je. Depuis un an, comme tout Parisien, j’ai retrouvé une vingtaine d’amis, perdus de vue, que, sur la foi des rumeurs publiques, je croyais avocats, journalistes, professeurs, fabricants de pâtes alimentaires ou médecins. Et à chacun, pensant m’enquérir d’une chose intéressante, leur vie morale, intellectuelle, artistique, sociale, j’ai posé naïvement la même question : « Que faites-vous ? » Et tous, l’œil brillant du même feu sombre, m’ont répondu immédiatement, sans hésiter, comme la seule réponse à laquelle restât façonné leur verbe : « Je fais de la bicyclette ! »

Et, en effet, ils « font tous de la bicyclette ». Et tous de la même façon exclusive, hallucinante et forcenée. La profession, pour eux, n’est plus qu’une chose secondaire, accessoire, bêtement indispensable, qui permet de vivre et, par conséquent, de « faire de la bicyclette ». Le bureau, le barreau, l’atelier, le cabinet, l’usine ne sont plus que des geôles momentanées et de plus en plus odieuses où l’on se prépare, parce qu’il le faut bien, le moyen de « faire de la bicyclette ».

Le ménage n’existe plus : le « tandem » l’a remplacé. La famille agonise, supplantée par le tricycle à six places. La vie intellectuelle est arrêtée. Consultez les éditeurs. Ils ont, sur leurs comptoirs, les lugubres accoudements de Marius aux ruines de Minturnes. Ils vous déclarent, entre deux sanglots, que le métier est fini, qu’on ne lit plus, et que c’est la bicyclette qui en est la cause. Et, leur désespoir copiant la candeur de Gribouille, ils se suicident en faisant eux-mêmes de la bicyclette !

Et je frémis en songeant au lamentable et ridicule hiatus que ce phénomène inouï prépare à l’histoire de la pensée humaine. Je vois la production intellectuelle arrêtée par lui pendant des années, un siècle peut-être, baptisé par la postérité le siècle du Cyclisme, et, pour toute cette période remplie par l’évolution de la seule bicyclette, le Larousse de l’avenir réduit à remplacer la liste de nos gloires nationales par des mentions dans le goût de celle-ci :

Théophile Hugo, né en 1902 (ce siècle avait deux ans), célèbre cycliste français ; battit en 1920, par 7 seconde 1/8, le record des mille kilomètres, jusqu’alors détenu par un Allemand, le comte Wilhelm de Bismark, etc.
Anselme Pasteur, né en 10906, célèbre vélocipédiste français, dit le roi du Pneu, connu par ses géniales recherches sur le microbe du caoutchouc, etc.
Anatole Félix Faure, né en 1904, illustre cycliste français, président de la république internationale des cycles, etc.

Et, devant cette folie accapareuse et mangeuse d’un peuple, du premier tendon de ses jarrets au dernier ressort de son âme, j’ai, nouveau Jean de Patmos, cette vision d’une angoissante ironie : la fuite vertigineuse et macabre d’une génération disparaissant sans laisser de trace, roulée vers l’horizon du néant par un ouragan silencieux et fantastique, strié des éclairs qu’allument encore, aux jantes d’acier des routes, les suprêmes lueurs de l’intelligence humaine à son déclin...

 
 
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