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10 janvier 1778 : mort de Charles Linné

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10 janvier 1778 : mort de
Charles Linné,
le prince des botanistes
Publié / Mis à jour le mercredi 18 novembre 2009, par LA RÉDACTION
 
 
Temps de lecture estimé : 15 mn
 

Ce grand homme, auquel on a donné le nom de prince des botanistes, et qu’il eût été plus juste de qualifier de prince des naturalistes, naquit le 24 mai 1707 à Roëshult, ville de Suède, dans le Smaland, d’un ministre protestant, pauvre, mais estimé. La jeunesse tout entière de Linné n’est qu’une longue lutte de ses penchants avec les contrariétés et la misère, qui trop souvent éteint le génie naissant, mais qui quelquefois aussi le développe et le fortifie.

Destiné de bonne heure à l’état ecclésiastique, Charles quitta la maison paternelle et entra au collège de Weixio ; mais déjà poussé comme par instinct vers les sciences naturelles, il mit peu d’ardeur dans ses études, et chercha quelques distractions dans la botanique, que lés ouvrages de Tournefort, et le jardin paternel, riche en plantes d’agrément, lui avaient fait aimer. Nous ferons remarquer en passant que la plupart des naturalistes ont commencé par étudier les plantes, et il doit en être ainsi : les animaux fuient l’homme, qu’ils redoutent ; les minéraux, enfouis dans le sein de la terre, ne peuvent en être arrachés sans de longs et pénibles efforts ; les végétaux semblent au contraire s’offrir à la main qui veut les cueillir ; et cette partie de l’histoire de la nature conduit nécessairement à toutes les autres. Celui qui connaît une plante veut bientôt savoir le nom de l’insecte qui bourdonne à l’entour, celui de la chenille qui la dévore ; il veut observer la nature du sol qui la nourrit, et se trouve ainsi conduit vers la zoologie et la minéralogie.

Taxé d’incapacité par ses maîtres, Linné se vit contraint d’entrer en apprentissage chez un cordonnier. Un médecin, Rothmann, et son nom mérite d’être cité avec honneur, l’en fit heureusement sortir et sut persuader à Linné père que son fils Charles était doué de plus de capacité qu’on ne lui en supposait communément. Rothmann avait la confiance de la famille ; on le crut donc, et Linné, remis au collège, fut quelques années plus tard envoyé à l’université de Lunden. Un savant distingué y favorisa le goût décidé que Linné faisait éclater pour les sciences naturelles ; Stobœus, car c’est de lui que nous voulons parler, donna de sages conseils au jeune étudiant, et s’efforça de modérer cette ardeur prodigieuse pour le travail qui pouvait lui devenir funeste.

Vers l’année 1728 Linné entra à l’université d’Upsal. Déjà riche de savoir, mais avide de s’instruire encore, il chercha aussitôt un émule, et fut assez heureux pour le trouver. « Je m’informai en arrivant, dit-il, du nom de celui de nos condisciples qui l’emportait sur tous les autres par le savoir et la régularité de la conduite ; chacun me désigna Artédi : Artédi, dont l’esprit était mûr et profond, les mœurs et les vertus antiques ! Je lui demandai son amitié, il désirait la mienne ; nous formâmes donc sans peine des liens que la mort seule a rompus. Il n’eut pas de meilleur ami que moi, personne ne me fut plus cher que lui. Une émulation toujours croissante, mais qui ne fut jamais de la rivalité, nous animait tous les deux, et chaque jour nous franchissions gaîment la distance qui nous séparait pour nous communiquer nos peines et nos plaisirs, nos succès et nos défaites. »

Ce fut à cette période de sa vie, que Linné qualifie pourtant d’heureuse, que ce grand homme se vit réduit à raccommoder les souliers de ses camarades pour se procurer les objets de première nécessité qui lui manquaient. Ce temps de détresse dura peu. Olaüs Celsius, si connu par sa vaste érudition et par ses travaux sur les plantes des Hébreux, le tira de cet état déplorable. Il l’associa à ses travaux, lui donna un logement, lui offrit sa table, et le mit à même de jouir d’une riche bibliothèque ; bientôt après, Rudbeck lui confia l’éducation de son fils, et lui permit de donner, dans le jardin de l’université, quelques leçons de botanique.

Ce fut là le début du grand homme, et le premier pas qu’il fit dans la carrière de l’enseignement. Sorti de l’obscurité, Linné sentit redoubler son ardeur pour les sciences naturelles, auxquelles il se voua tout entier, et une réputation naissante le récompensa de ses efforts. L’Académie des sciences d’Upsal, qui n’avait pas été la dernière à reconnaître le mérite du jeune naturaliste, lui proposa de voyager en Laponie aux frais de l’Etat ; il accepta avec empressement, et partit en 1781, après avoir revu son vieux père, et embrassé Stoboeus.

Linné, à peine âgé de vingt-quatre ans, déploya dans ce voyage une activité prodigieuse. Il fit à pied, en moins de six mois, deux cent cinquante lieues, sans compter les déviations inévitables attachées aux courses qui ont pour but l’histoire naturelle. Il remonta la Suède vers le nord, jusqu’au fond du golfe de Bothnie, gagna la Laponie à travers des régions presque désertes, s’arrêta quelque temps sur les bords de la mer du Nord, non loin de Pitha, et revint dans sa patrie en longeant les côtes orientales de la Finlande jusqu’à Abo, où il s’embarqua pour Upsal.

On peut facilement imaginer tout ce que dut souffrir l’intrépide voyageur dans cette contrée désolée, aussi redoutable par la chaleur dévorante d’un été de quelques mois, que par la prodigieuse intensité d’un hiver qui lui succède brusquement, pour durer les trois quarts de l’année. Le jeune naturaliste escalada les monts, passa les torrents, les fleuves et les lacs, pénétra dans les cavernes et dans les cratères à demi éteints, et brava avec courage les plus cruelles comme les plus longues privations. Le résultat de ce voyage valut à l’université d’Upsal de belles collections de plantes, d’insectes et de minéraux, et l’on vit paraître une Florula lapponica, où les plantes furent classées d’après le système sexuel. Après avoir goûté quelques instants de repos, Linné alla visiter les mines de Suède (1733), et étudia la minéralogie avec tant d’ardeur, qu’il put la professer à son retour à Upsal ; ses succès même furent si marqués qu’ils excitèrent la jalousie du professeur Rosen.

Le cours fut suspendu par ordre de l’université à laquelle Linné n’appartenait pas encore. Irrité d’une pareille défense, celui-ci menaça Rosen et l’osa provoquer. Cette scène aurait eu des suites graves, si Olaüs Celsius ne fût intervenu ; sa bienveillante amitié trouva moyen d’apaiser le courroux du professeur offensé, et cette affaire fut oubliée. Linné crut cependant devoir quitter Upsal, et fixa son séjour à Falhun, capitale de la Dalécarlie, où il fut fiancé avec la fille du docteur More ; après y avoir quelque temps exercé la médecine, il quitta cette ville et s’empressa de visiter plusieurs autres provinces qu’il ne connaissait pas encore ; enfin, il sortit de Suède, voyagea en Danemark, parcourut diverses contrées de l’Allemagne et se rendit dans la Hollande, célèbre alors par la richesse de ses horticultures, avec l’intention d’y demeurer quelques années.

En passant à Hambourg, Linné dévoila une supercherie qui, jusqu’à lui, n’avait trouvé que des admirateurs crédules. On faisait voir dans le cabinet de Spreckelsen une hydre à sept têtes, célèbre pour avoir été décrite et figurée par Séba. Trop éclairé pour croire à de pareils écarts de la nature, Linné examina le monstre avec une attention scrupuleuse, et reconnut que les prétendues têtes étaient autant de museaux de belette réunis avec beaucoup d’art, et revêtus d’une peau de serpent. Combien de productions merveilleuses qui ont fixé les regards du vulgaire, et quelquefois même ceux des savants, auraient eu le sort de l’hydre de Sprackelsen si elles eussent trouvé un Linné avant de trouver un Séba !

M. de Rosen, professeur de langue hébraïque au collège de Phalsbourg, et descendant direct du célèbre Suédois dont il a été déjà question, nous a dit tenir de Linné, dont il suivit les leçons dans les dernières années de la vie de ce grand naturaliste, les détails qu’on va lire sur les commencements de ses relations avec Cliffort. Linné savait que le jardin de cet amateur était le plus riche en plantes exotiques de toute la Hollande. Se trouvant dans un état fort précaire et portant déjà le poids d’une célébrité naissante, il résolut, pour mieux échapper au besoin et à l’importunité, d’entrer en qualité de jardinier chez l’horticulteur hollandais.

Il se rendit donc à Harteamp, se présenta, fut admis et travailla quelque temps avant d’attirer sur lui l’attention du maître ; mais reconnu par un voyageur qui l’avait vu à Upsal, l’incognito cessa aussitôt, et peut-être l’eût-il regretté si Cliffort, un peu honteux d’avoir pu se méprendre, ne se fût empressé de le retenir, en lui offrant, avec son amitié, la place de directeur de son magnifique jardin. Ce fut là que Linné fonda sur des bases solides le système sexuel qui, longtemps, prévalut sur la méthode naturelle, aussi ingénieuse et plus philosophique, mais peut-être moins commode et moins facile. La publication de l’ouvrage qui renfermait l’exposition de ce nouveau système se fit aux frais de Cliffort ; cet homme généreux força Linné de recevoir les bénéfices de la vente de ce livre célèbre, et voulut en outre qu’il voyageât en Angleterre à ses frais.

Quelque temps avant son départ, Linné se fit recevoir docteur en médecine à l’université d’Harderwick, dans la Gueldre, avec des fonds qui lui avaient été fournis par Boerhaave. Ainsi la réputation de Linné était européenne avant que la fortune lui eût souri. Laudatur et alget. « On le vante et il souffre ! » disait-il souvent. Combien de fois ce grand homme, justement fier de sa supériorité, n’a-t-il pas dû gémir d’être contraint de recourir à des protecteurs ! Les bienfaits honorent ceux qui les répandent ; mais ils mettent dans la dépendance ceux qui les reçoivent, et blessent la dignité de l’homme.

Linné ne perdit heureusement rien de la sienne. Destiné à reculer les bornes de l’esprit humain, et à marquer glorieusement son passage sur la terre, il dut, pour atteindre plus sûrement ce noble bot, faire taire sa fierté révoltée, et la postérité doit lui tenir compte de cet effort pénible. Linné voyageant en Angleterre aux frais de Cliffort, pour perfectionner les sciences naturelles, me semble aussi grand que Linné honoré de la faveur des rois, entouré de ses nombreux élèves dans son château d’Hammarby ou de Safja.

Le séjour de Linné en Angleterre (1736) ne fut pas long, mais il lui suffit néanmoins pour gagner de nombreux disciples, et ce succès dut le consoler de la froideur avec laquelle il fut reçu par Dillen, et surtout par Hans Sloane, auquel il avait été recommandé avec chaleur par Boerhaave, dont la lettre, conservée dans le Musée de Londres, était conçue en ces termes :

Linnaeus qui has tibi dabit litteras est unice dignus te videre, unicè dignus a te videri ; qui vos videbit simul, videbit hominum par, cui simile vix dabit orbis Hans Sloane placé sur la même ligne que Linné, est une véritable politesse épistolaire. Martyn, si connu par ses excellents commentaires sur les Géorgiques ; Miller, Rand, Lawson et Collinson lui firent un accueil plus convenable ; et tel fut l’enthousiasme qu’excita dans ce pays l’apparition du système sexuel, que Linné balança un instant s’il ne se fixerait pas à Londres, qu’il disait être le punctum, saliens in vitello orbis (ce mot est presque intraduisible : il signifie « le point saillant dans le » jaune d’œuf de l’univers. ») ; mais il revint eu Hollande, où il publia l’Hortus Clifforlianus, le Genera plantarum, la Flora lapponica, etc., et partit pour visiter la France.

A cette époque un botaniste dont le nom se reproduit toujours glorieusement parmi nous, Jussieu (Bernard), le plus modeste et le plus savant des botanistes français, cherchait à établir la méthode naturelle. Cet homme supérieur, loin de voir en Linné un rival, et de le recevoir comme tel, l’accueillit avec amitié, le conduisit, dans ses herborisations, lui fit voir les herbiers de Tournefort, de Vaillant et de Surian, consentit à surveiller une édition du Systema Naturœ, qu’il annota ; et lorsqu’une basse jalousie s’efforça de déprécier le mérite du savant étranger, Bernard de Jussieu s’en déclara hautement le défenseur. Cette noble conduite n’est-elle pas aussi un titre de gloire ?

En quittant la France, Linné retourna directement en Suède, où l’appelaient enfin les vœux de ses concitoyens : il s’établit à Stockolm, et exerça la médecine avec beaucoup de succès. La fortune paraissant lui sourire, il épousa la fille du docteur More, avec lequel nous avons dit qu’il avait été fiancé. Bientôt le comité de Tessin, juge éclairé du vrai mérite, lui fit accorder le titre de botaniste du Roi, et celui de président de l’Académie de Stockolm ; peu après il fut envoyé en mission dans les îles d’Oeland et de Gothland, afin d’indiquer au gouvernement de quelles améliorations l’agriculture y paraissait susceptible.

Au retour de ce voyage il fut nommé professeur d’anatomie à l’université d’Upsal, en remplacement de Roberge : Rosen, qui depuis longtemps y professait la botanique, lui abandonna cette partie de l’enseignement, ainsi que la direction du jardin des plantes. Dès lors Linné dut se croire au comble de ses vœux, et en effet les chaires d’Upsal, qui donnent une très grande considération et de forts émoluments, sont les places les plus considérables auxquelles un savant puisse prétendre ; car dans ce pays le gouvernement a la sagesse d’interdire aux hommes qui cultivent les sciences avec succès les emplois qui peuvent les en détourner.

Toujours étranger aux intrigues des cours, Linné se complut dans la retraite. Véritablement sage, on ne le vit point ternir la réputation du savant en faisant blâmer l’homme d’état. Né pour cultiver les sciences, il s’y consacra tout entier. Il refusa les offres de plusieurs souverains étrangers, qui voulaient l’attirer dans leurs états, et fit tourner au profit de la Suède ses voyages et ses écrits. Cet homme, auquel le corps social doit tant, publia une Flore et une Faune suédoises (1755), un Pan de Suède (1749)) une Flore de Laponie, une Thèse sur la nécessité de voyager dans la patrie, un Mémoire sur les plantes susceptibles d’être naturalisées dans les alpes suédoises, et une foule de travaux moins connus eu France, qui tous avaient pour but l’amélioration de quelques-unes des branches de l’économie domestique.

Le dernier ouvrage de ce grand naturaliste parut en 1771 ; mais il professa pourtant jusqu’en 1774. Ce fut en donnant une leçon sur les systèmes en botanique qu’il fut frappé d’apoplexie. Cet accident se renouvela deux ans après, le priva de ses facultés intellectuelles, et le conduisit au tombeau le 10 janvier 1778, à l’âge de soixante-dix ans et huit mois. Linné, voyant venir sa fin, répondait à M. Pennant, qui le pressait de mettre la dernière main au Lachesis lapponica :

Me quoque debilitat series immensa laborum ;
Ante meum tempus cogor et esse senex :
Firma sit illa licet, solvatur in aequore navis
Quae numquam liquidis sicca carebit aquis.

Linné emporta dans la tombe, avec les regrets de ses concitoyens, l’admiration des savants de tous les pays : L’Upsal fut dans le deuil le jour de ses funérailles. Le roi de Suède fit frapper une médaille en son honneur, et lui lit élever un tombeau dans la cathédrale d’Upsal. Dirons-nous que ce généreux monarque l’avait anobli ? La postérité dédaignera de s’en informer ; mais elle redira avec attendrissement qu’il lui rendit un hommage unique dans les fastes de la science, en exprimant de touchants regrets sur la perte qui venait d’affliger la Suède, dans le discours qu’il prononça aux Etats l’année même de la mort du grand homme.

Linné était d’une taille au-dessous de la moyenne ; mince, mais bien fait ; sa tête était large, sa physionomie franche et ouverte. Ses yeux vifs et perçants avaient une expression de finesse très remarquable. Il avait une santé robuste, dormait en été depuis dix heures jusqu’à trois, et en hiver depuis neuf jusqu’à six ; il quittait le travail toutes les fois que son esprit ne paraissait plus disposé à seconder ses intentions.

Le caractère de Linné se devine aisément par la nature de ses goûts ; il désira la gloire et aima la louange : mais quel homme y fut jamais insensible ! Il n’eut qu’une passion, celle de l’étude ; qu’un désir, celui d’éclairer les hommes ; indulgent envers la jeunesse, il n’oublia jamais qu’il avait senti longtemps le besoin de s’appuyer sur des protecteurs ; aussi prodigua-t-il aux jeunes étudiants et ses conseils et son argent. Son cœur était fermé à la haine ; attaqué comme auteur systématique, la seule vengeance qu’il tira de ses adversaires fut de donner leur nom à des végétaux hérissés d’épines, à feuilles couvertes de piquants, à fleurs peu apparentes, épigrammes innocentes qui ne pouvaient flétrir la mémoire de ses critiques, auxquels il dédaigna de répondre.

Il disait ordinairement : « J’emploierai les années qui me restent à faire des observations utiles, et non à répondre à mes adversaires. Les erreurs en histoire naturelle ne peuvent se défendre, les vérités ne peuvent se cacher ; c’est donc à la postérité que j’en appelle. » Tous les sentiments bienveillants trouvaient place dans son âme ; il oublia l’injure, mais non le bienfait. Son raccommodement avec Rosen fut aussi sincère qu’il fut durable. Cliffort lui dut l’immortalité. Linné se plut à attacher le nom de son Mécène à plusieurs grands ouvrages qui passeront à la postérité la plus reculée. Vivement sollicité par Van Royer de se fixer à Leyde pour y prendre la direction du jardin botanique, on le vit obstinément refuser cette offre, quoiqu’il fut alors dans le besoin ; parce qu’on exigeait de lui qu’il classât d’après le système sexuel les plantes du jardin, rangées suivant la méthode de Boerhaave ; sacrifiant ainsi son amour propre, et l’espoir d’une existence heureuse et paisible, à ce qu’il croyait devoir à la mémoire de son bienfaiteur.

L’amitié le trouva aussi fidèle que la reconnaissance. On sait qu’il publia les travaux d’Artédi sur les poissons, et que dans une préface qui doit être citée comme un modèle de bonne latinité, il déplora la mort de son ami, et parvint à tirer de l’oubli ce nom qui lui fut cher. On sait aussi combien sont touchantes les notices qu’il publia sur la fin prématurée d’Hasselquitz, mort à Smyrne en 1752, et sur celle de Lœpfliog, mort à Cumana en 1756. Esprit supérieur et profond, Linné sut allier à d’immenses connaissances en histoire naturelle le respect des dogmes religieux, et parla de la Divinité comme en parlèrent Boyle,,JIaller, Locke et Newton.

On lisait écrit au-dessus de la porte de son cabinet : Innocuè vivite, Numen adest. « Vivez dans l’innocence, Dieu est présent. » Les premières lignes écrites par ce grand homme, dans son Système de la nature, sont une admirable profession de foi. « Eternel, immense, sachant tout, pouvant tout, que Dieu se laisse entrevoir, et je suis confondu. J’ai recueilli quelques-unes de ses traces dans les choses créées ; et dans toutes, dans les plus petites même, quelle force ! quelle sagesse ! quelle inexprimable perfection ! Les animaux, les végétaux, et les minéraux, empruntant et rendant à la terre les éléments qui servent à leur formation ; la terre emportée dans son cours immuable autour du soleil dont elle reçoit la vie ; le soleil lui-même tournant avec les autres astres, et le système entier des étoiles suspendu en mouvement dans l’abîme du vide par celui qu’on ne peut comprendre, le premier moteur, l’être des êtres, la cause des causes, le conservateur, le protecteur universel et le souverain artisan du monde. Qu’on l’appelle Destin, on n’erre point ; il est celui de qui tout dépend : qu’on l’appelle Nature, on n’erre point ; il est celui de qui tout est né : qu’on l’appelle Providence, on dit vrai ; car c’est sa seule volonté qui soutient le monde ! »

Quel fut donc dans sa vie privée l’écrivain qui traça cet admirable tableau ? Un homme simple dans ses mœurs et dans ses habitudes, causant familièrement avec ses élèves, remarquable par une gaîté franche et naïve, par une conversation enjouée où la science n’apparaissait jamais hérissée de ces grands mots qui la font si redoutable dans la bouche des faux savants. Un homme qui ne dédaignait pas, malgré ses cheveux blancs, de partager le plaisir de la jeunesse. « Tous les dimanches, dit Fabricius, nous recevions la visite de Linné et de sa famille ; nous avions toujours alors un paysan qui jouait d’une espèce de violon, et nous dansions avec une joie et une satisfaction infinie… Le vieillard, qui d’ordinaire était assis, nous regardait en fumant sa pipe avec mon ami Zoaga ; » de temps en temps il se levait et se joignait à la danse polonaise, dans laquelle il surpassait de beaucoup les plus jeunes de la compagnie.... »

Tous les samedis Linné faisait une grande herborisation. La troupe joyeuse, qui s’élevait souvent à cent cinquante élèves de toutes les nations, était partagée en petites bandes qui, d’abord séparées, devaient se réunir à une heure convenue. Linné ne gardait près de lui que les jeunes gens les plus instruits de la troupe ; de temps en temps on désignait, pour lieu de rendez-vous, le château de Safja, vers lequel on se dirigeait non sans pousser des cris de joie que jamais l’illustre professeur ne songeait à réprimer. A peine était-on arrivé, Linné déterminait les plantes récoltées ; une table de vingt couverts, chargée de fruits et de laitage, était bientôt dressée. Ceux d’entre les élèves qui avaient trouvé les plantes les plus rares ou qui en avaient déterminé le plus grand nombre s’asseyaient à la table du maître ; le reste de la troupe mangeait debout, espérant mériter quelque jour un honneur que tous enviaient et qui suffisait, nous a dit M. Rosen, de Phalsbourg, auquel nous devons ces détails, pour entretenir la plus puissante émulation parmi nous.

On a voulu comparer Linné à Aristote et à Buffon, et ce grand homme, qualifié de Pline du Nord, a reçu en outre de l’académie des Curieux de la nature le surnom de Dioscorides secundus. Ces rapprochements sont peu convenables. Comparer Linné à quelques autres naturalistes, c’est comparer Voltaire à d’autres littérateurs ; ces hommes sont, dans des genres différents, hors de toute comparaison par la prodigieuse variété de leurs ouvrages. On pourra peut-être égaler Linné comme botaniste ou comme zoologiste, le surpasser même comme minéralogiste ; mais personne ne pourra, réunissant à un degré presque égal les qualités qui font le grand botaniste, le zoologiste profond, le minéralogiste habile, se montrer réformateur heureux de toutes les branches des sciences naturelles.

Aristote, considéré comme botaniste, était sans doute un homme d’un génie puissant ; mais outre qu’il a seulement traité des animaux, on sait que, trop élevé au-dessus de son siècle, et conséquemment trop isolé, il n’a pu, faute de matériaux, établir des classifications solides. Or, Linné brillait surtout par cet esprit méthodique qui manquait au philosophe grec. Pline et Dioscoride rassemblent un très grand nombre de faits coordonnés avec assez de méthode ; mais ils négligent trop souvent de les examiner et d’en discuter la valeur. Leurs ouvrages semblent offrir le point de transition entre les temps d’ignorance où l’on compile tout sans choix, et les siècles éclairés où l’esprit humain, plus avancé dans sa marche et par conséquent plus exigeant, n’adopte rien aveuglément. Ces hommes illustres ont vécu avant que les sciences naturelles fussent fondées ; quelques-uns des matériaux qu’ils ont fournis ont dû entrer dans la construction de l’admirable édifice élevé par Linné, avec lequel toutefois ils ne peuvent être comparés sans ignorance ou mauvaise foi.

Si nous voulions un instant établir un parallèle entre Linné et Buffon, nous verrions qu’il n’y a entre ces deux grands naturalistes aucune ressemblance véritable. Interprète toujours heureux de la nature, Buffon la peignit à grands traits, et sema d’aperçus ingénieux et d’hypothèses séduisantes un style toujours pur, facile et nombreux ; Linné, au contraire, sacrifia toutes les qualités du style à l’une d’elles, à la concision ; et cette concision est si étonnante, que souvent une seule page des écrits de ce naturaliste a donné lieu à de longues paraphrases devenues quelquefois des ouvrages importants et volumineux. Pour que Linné soit éloquent, il faut que son âme ait été vivement émue ; s’il admire Dieu dans ses œuvres, s’il paie un dernier tribut à l’ami qu’il a perdu, alors on peut reconnaître le grand écrivain et souvent même le poète à certaines expressions qui touchent d’autant plus qu’elles sont toujours inattendues.

Hors ces cas assez rares, le style de Linné est aphoristique et plein de choses. Le naturaliste français a voulu faire aimer la nature ; le naturaliste suédois cherchait surtout à la faire connaître : aussi l’a-t-il étudiée tout entière, tandis que Buffon ne s’est guère emparé que des sujets qui pouvaient le faire briller comme écrivain. Linné dut faire école, et il le savait ; aussi écrivit-il en latin : Buffon n’eut point cette prétention ; aussi choisit-il la langue française, comme étant celle de ses concitoyens, pour lesquels surtout il écrivait.

Les élèves de Linné et ses successeurs marchèrent à la découverte des faits en le prenant pour guide, et ils trouvèrent l’illustration. Les imitateurs de Buffon ne purent le suivre que de loin ; jaloux d’achever le tableau dont leur illustre maître avait saisi les plus grands traits, ils employèrent un style pompeux et riche d’images pour peindre des êtres fort admirables sans doute, puisqu’il leur a été donné de vivre, mais dépourvus d’intérêt, soit à cause de la nullité de leur rôle par rapport à l’homme, soit à cause de leur exiguïté ; ils tombèrent donc dans l’enflure, et nuisirent à la science qu’ils voulaient servir. Mais quelle que soit la différence de mérite des deux grands naturalistes dont il nous est si doux de parler, on peut dire que leurs ouvrages forment un tout complet, car ils satisfont ces deux principaux besoins de l’homme intellectuel, admirer la nature et la connaître.

En examinant avec attention l’ordre chronologique des écrits de Linné, on s’aperçoit facilement que ce grand homme comprit de bonne heure sa mission, et qu’il la comprit dans toute son étendue ; l’esquisse du Systemanaturœ, qui parut en 1735, en est la preuve. Cet ouvrage s’accrut constamment ; mais rien ne fut changé au plan primitif : il consistait d’abord en trois tableaux d’une feuille chacune que les travaux de Linné et ceux de ses disciples ont accru si prodigieusement que la treizième édition, celle de Gmelin, n’a pas moins de dix gros volumes in-8. Le respect que les savants ont pour la mémoire de Linné est si grand, que toutes les éditions du Systema qui parurent après sa mort portent encore son nom, glorieux. L’éditeur, quelle que soi t sa célébrité e t la par t qu’il a prise dans le nouvel ouvrage, se contentait de mettre après le titre le mot curante, c’est-à-dire par les soins de... Gmelin ; Wildenow, etc.

La plupart des ouvrages de Linné tendent à développer les idées mères émises dans le Système de la nature, ainsi qu’on peut le voir pour le règne animal dans une thèse ayant pour titre : Oratio de memorabilibus in insectis (1739) ; Animalia Sueciœ (1745) ; Museum régis Adolphi (1754) ;Muséum Ludovicœ Ulricœ reginœ (1764) ; Fauna suecica (1745) ; et dans les diverses éditions du Système de la nature successivement accrues ; pour le règne végétal, dans les Fundamenta botanica (1736) ; Bibliotheca botanica (1736) ; Genera plantarum (1737) ; Methodus sexualis (1737) ; Critica botanica (1737) ; Classes plantarum (1738) ; Species plantarum (1753) ; Calendarium florœ (1756) ; ouvrages qui, pour la plupart, sont devenus fondamentaux et qui ont servi à composer la Philosophie botanique (1751) ; code admirable, que J.-J, Rousseau déclarait être l’ouvrage le plus philosophique qui fût jamais sorti de la main des hommes ; enfin, pour le règne minéral, dans une Dissertation sur la formation des cristaux (1747) ; dans une thèse ayant pour titre de l’Accroissement de la terre habitable, etc. etc. Auteur fécond et inimitable, on peut dire que si Linné n’a pas tout vu il a du moins tout entrevu. Mais de tous ses titres à la reconnaissance des savants, le plus beau est sans contredit celui de fondateur d’une langue philosophique. Ce grand homme, en réduisant chaque dénomination à deux mots dont l’un est commun à toutes les espèces dénommées, et l’autre sert de signe distinctif à chacune d’elles, a offert aux hommes le plus puissant moyen de mnémonique que le génie pût trouver ; et de ce côte sa gloire est impérissable.

Considéré comme zoologiste, Linné a le premier offert le règne animal dans l’ensemble de tous les êtres qui le composent ; ses classifications sont ingénieuses et principalement établies sur les organes de la mastication, de la digestion, de l’allaitement ; sur la forme des ailes dans les oiseaux ; sur l’absence ou la présence des élytres dans les insectes, etc. Personne avant lui n’avait su mieux différencier les animaux des végétaux ; aucun auteur n’avait encore su employer avec un succès pareil ces phrases synoptiques, modèles d’exactitude et de concision.

Considéré comme botaniste, on lui doit un corps complet de doctrine, et le système ingénieux fondé sur les sexes des plantes. Avant lui, Gessner avait prouvé que la fleur et le fruit offraient les seuls caractères importants pour la formation des genres ; Tournefort et Cœsalpin avaient publié de bonnes méthodes ; les Bauhin, des synonymies exactes ; la physiologie végétale naissait des observations de Malpighi, Grew et Haies ; la méthode naturelle était fondée par Bernard de Jussieu, et la première idée du système sexuel avait jailli des écrits de Burkhard et de Camérarius ; enfin, Vaillant avait établi les ingénieuses divisions qui séparent les plantes syngénèses. Mais ces travaux importants, que Linné sut mettre à profit, ne portent aucune atteinte à sa gloire ; car il est le premier qui ait su développer et généraliser ces idées éparses. Considéré comme minéralogiste, il dirigea l’attention des naturalistes vers les formes des cristaux dont il détermina les principales modifications ; elles lui servirent à établir la première classification connue.

On conçoit qu’un homme qui se place à la tète des naturalistes sous la triple qualité de zoologiste, de botaniste et de minéralogiste, ait dû faire oublier qu’il était en outre grammairien profond, puisqu’il fut chargé par son gouvernement de concourir à la traduction suédoise de la Bible ; médecin éclairé, puisqu’il publia des écrits importants sur diverses branches des sciences médicales ; antiquaire habile, puisqu’il discuta savamment sur les ruines des îles de Gothland et d’Oeland ; et enfui agriculteur intelligent, puisqu’il publia une foule de brochures sur l’économie rurale. Ainsi ces travaux, qui auraient suffi à des esprits moins élevés pour leur faire acquérir une grande illustration, sont à peine comptés.

L’influence que cet homme exerça sur son siècle est prodigieuse. Non-seulement il soumit à des règles invariables la marche des sciences naturelles, mais encore il imprima aux sciences physiques en général un caractère nouveau. Il poussa les esprits vers l’ordre et la méthode, et fit partout substituer les- faits aux hypothèses.

On peut remarquer aussi qu’en simplifiant l’étude des sciences naturelles il rendit fructueux les travaux de ses successeurs, et procura une grande économie de temps qui tourna au profit du corps social en accélérant la marche de l’esprit humain, dont l’impulsion est aujourd’hui si prodigieuse. Que de titres à la reconnaissance des hommes !

 
 
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