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17 août 1824 : mort du peintre Anicet Lemonnier

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17 août 1824 : mort du peintre
Anicet Lemonnier
(D’après « Précis analytique des travaux de l’Académie des sciences,
belles-lettres et arts de Rouen » paru en 1870)
Publié / Mis à jour le jeudi 17 août 2023, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 11 mn
 
 
 
Possédant la science du clair-obscur, entendant en maître la perspective aérienne et ne répugnant pas aux effets puissants pourvu qu’ils soient justifiés, Lemonnier s’impose dans un monde de l’art où mœurs et modes de la cour et de la ville avaient déteint sur les oeuvres prétendues historiques

Peintre d’histoire, Anicet-Charles-Gabriel Lemonnier naquit à Rouen le 6 juin 1743. Il manifesta de très bonne heure sa vocation pour les arts. Son père, honorable négociant, le destinait au commerce ; mais il fallut céder devant la vocation précoce de l’enfant ; et, après quelques années d’étude chez les Jésuites, passées, dit-on, à charbonner les murs du collège, le jeune Anicet entra dans la classe de Descamps, directeur de l’école municipale de dessin. Ce maître, moins célèbre par ses peintures que par ses écrits, fut, avec Dandré-Bardon, le plus ardent vulgarisateur de l’instruction artistique primaire au XVIIIe siècle. Lemonnier puisa à ses leçons, non seulement des principes sûrs, mais encore, et surtout, cette foi dans l’art qui ne le quitta qu’avec la vie.

En 1766, il avait alors vingt-trois ans, ses parents l’envoyèrent à Paris, et, par une heureuse inspiration, le placèrent dans l’atelier de Vien. La grande peinture historique française venait de traverser une phase des plus tristes. Une singulière décadence s’était implantée sur la toile en même temps que la Régence sur le trône, et elle avait gouverné despotiquement le pinceau et la palette pendant près d’un demi-siècle. Non que cette maladie, appelée manière, exerçât principalement ses ravages sur l’exécution — il y eut à cette époque de très habiles praticiens, dessinateurs consommés et chauds coloristes —, mais elle s’attaqua impitoyablement à la vérité : vérité de composition, vérité d’attitudes, vérité de costumes, vérité de sentiments.

De l’étude de la nature, il n’en fut plus question, et l’art, dévoyé comme le sens moral, dut se pourvoir de dieux, de saints et de martyrs chez les maîtres à danser, les convulsionnaires de Saint-Médard et les filles d’Opéra. Dire ce qui fut dépensé de postures grotesques, de nez retroussés, de divinités à talons rouges et à oeil de poudre par les peintres de ce temps bizarre, serait chose impossible. Jamais mœurs et modes de la cour et de la ville ne déteignirent plus complètement sur les oeuvres prétendues historiques.

Anicet Lemonnier

Anicet Lemonnier.
© Crédit illustration : Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen

Ces débauches appelaient une réaction. Un homme de goût le comprit, et cet homme fut Vien. Esprit sérieux et opiniâtre, cet artiste se posa en réformateur militant, et fit, dans ses leçons et dans ses peintures, une guerre ouverte à la manière. Incompris par le public, désapprouvé par ses camarades de Rome, blâmé ouvertement par son maître Natoire, repoussé plusieurs fois comme insuffisant par l’Académie, il persista avec une rare énergie et força les portes de la mythologique assemblée en 1751, avec son tableau de l’Embarquement de Sainte Marthe. Ses principes y entrèrent avec lui, et le professorat, auquel il fut appelé en 1754, lui permit de les exposer au grand jour.

Ce fut sous ce maître, qui, selon Diderot, n’avait pas de rival dans l’enseignement, que le jeune Lemonnier étudia, pendant six ans, la peinture. Il était plus apte que tout autre à profiter des leçons et des exemples de son excellent professeur. Naturellement laborieux et observateur, il avait pour son art un enthousiasme ardent, mais raisonné. Il savait bien dessiner, il apprit à bien peindre. Il savait modeler une académie : il apprit à faire un tableau. Il se préoccupa du style, de l’ordonnance, des poses, des draperies, de l’architecture, avec autant de conscience que des expressions du visage. La couleur est affaire de tempérament : il la trouva plus d’une fois solide et brillante, mais toujours subordonnée à l’harmonie dont il avait le sentiment inné. Ces qualités, que les grandes pages de Lemonnier firent éclater plus tard, se rencontrent en germe dans ses premiers tableaux.

Tout en travaillant avec ardeur, le jeune rouennais ne négligeait pas les plaisirs du monde. Son éducation, son extérieur agréable, son esprit naturel lui ouvrirent plusieurs salons à la mode, et la célèbre Mme Geoffrin l’admit à ses lundis artistiques. Cette vénérable Égérie des Encyclopédistes n’éprouvait pas le besoin d’une révolution en peinture. Ce fut elle qui, demandant à Vien une tête dans le genre de Vanloo, reçut cette réponse du peintre blessé : « J’en suis fâché. Madame, je ne fais que des Vien. »

Néanmoins, si elle méconnaissait le maître, elle portait à l’élève un vif intérêt, et se faisait, à l’occasion, la pourvoyeuse de ses crayons dans les familles de la haute aristocratie. La recommandation de Mme Geoffrin était alors toute puissante ; cependant, la chronique rapporte qu’un jour elle échoua. La zélée protectrice avait proposé Lemonnier à Mme la comtesse d’Egmont, pour donner des leçons à sa fille. L’artiste se présenta, mais rien ne fut conclu. Le lundi suivant, Mme Geoffrin lui dit, en l’apercevant : « Mon ami, ne compte pas sur mademoiselle d’Egmont ; ton miroir te dira pourquoi. »

Flatteuse mésaventure qui ne nuisit en rien aux succès de Lemonnier, même à l’hôtel d’Egmont. En effet, à quelque temps de là, le mariage de la noble demoiselle avec le fils du prince Pignatelli donna lieu à une fête magnifique à laquelle le protégé de Mme Geoffrin fut convié ; il en fit un dessin qui courut de mains en mains et lui valut les éloges des amphitryons et de leurs hôtes. Un suffrage, entre tous, dut lui être précieux, parce qu’il émanait d’un homme peu prodigue de louanges : c’était celui de Jean-Jacques Rousseau.

Grâce au mérite de ses études d’atelier et au salon de Mme Geoffrin, une certaine notoriété s’était faite autour du nom d’Anicet Lemonnier, avant même qu’il eût tenté la difficile épreuve du concours. Une commande importante lui arriva de Lisieux en 1769. Un chanoine de cette ville le chargea d’exécuter, pour la décoration du chœur de la cathédrale, un tableau de grande dimension, représentant la Résurrection de Tabitha par saint Pierre.

Cet heureux début conduisit naturellement le jeune artiste au concours. Il s’y présenta en 1770, et il obtint le premier rang avec le sujet de la Famille de Niobé ; mais le dissentiment qui existait à cette époque entre l’Académie et Marigny, le surintendant des Beaux-Arts, fit ajourner son prix à l’année 1772. On demandait alors aux élèves, moins un tableau fini, qu’une ébauche lestement enlevée et attestant une certaine entente de la composition, un dessin correct et une couleur suffisante. La peinture de Lemonnier remplit ces conditions. Niobé tombe évanouie entre les bras de ses filles. Les cadavres s’amoncellent autour d’elle, et, du haut des nuages, Apollon et Diane lancent leurs flèches impitoyables sur les dernières épaves de la famille maudite. Le groupe de Niobé, qui se détache en pleine lumière, est assez maniéré dans la pose, et la douleur de la malheureuse mère a quelque chose d’académique et de conventionnel qui rappelle les Expressions des passions de l’âme d’après Lebrun : mais l’exécution générale, et surtout celle des morts et des mourants, rachète ces défauts. Les effets de lumière et de clair-obscur sont bien rendus, et la couleur est harmonieuse.

Lemonnier, admis dès ce moment au nombre des élèves dits protégés, dont Vien avait la direction à Paris, ne partit pour Rome qu’en 1774. Natoire, directeur de l’École, venait d’être rappelé. Hallé, son successeur intérimaire, ne tarda pas à céder la place à Vien lui-même (1775), de sorte que le nouveau pensionnaire put jouir, presque sans interruption, des bons conseils de son ancien maître.

Le séjour de l’Italie exerça la plus heureuse influence sur le talent de l’artiste rouennais. Il rectifia, à la contemplation des chefs-d’œuvre entassés dans la ville éternelle, les petites erreurs que la tradition de l’école expirante avait surprises à son bon goût ; sa pensée s’élargit, son sentiment devint plus personnel, et il trouva, pour l’exprimer, un dessin plus moelleux, une couleur plus vigoureuse et une touche plus large et plus indépendante. L’heure des grandes choses avait sonné pour lui.

Nous devons à cette station de Rome la Mission des Apôtres (1777), Jésus appelant à lui les petits enfants (1783), Jésus au milieu des docteurs (1784), c’est-à-dire trois tableaux de grandes dimensions, le portrait de l’abbé Joly, docteur de Sorbonne (1778), et les petites toiles intitulées la Paysanne de Frascali et l’Albanais. Toutes ces productions appartiennent à la ville de Rouen.

Anicet Lemonnier se nourrit pendant près de dix ans des oeuvres des grands génies de la peinture italienne. Cette moisson devait profiter à la France. L’artiste rouennais se présenta au salon de 1785, le premier auquel il ait exposé , avec deux tableaux d’un rare mérite : la Peste de Milan et la Mort de Caton d’Utique. Cette année 1785 valut à Lemonnier une double distinction : l’Académie royale de peinture l’admit, le 30 juillet, au nombre de ses agréés, et, le 2 décembre suivant, journée que le peintre n’oublia jamais, l’Académie de Rouen lui ouvrit ses portes. C’était dignement récompenser son passé ; le roi trouva juste d’encourager son avenir. Il lui fit commander par Pierre, son premier peintre, pour le salon de 1787, un tableau de dix pieds sur huit, représentant un trait tiré de l’histoire ancienne, sacrée ou profane. De leur côté, ses concitoyens ne tardèrent pas à s’intéresser à l’artiste qui faisait tant d’honneur à sa ville natale.

La Chambre de commerce de Rouen, voulant conserver le souvenir du gracieux accueil qu’elle avait reçu de Louis XVI, lors du voyage de ce monarque en Normandie au mois de juin 1786, chargea Lemonnier de reproduire cette scène sur la toile. La mission était difficile et ingrate. Créer des contrastes avec quinze habits noirs et placer cinq habits brodés en face de cette draperie funèbre, il y avait de quoi décourager le plus brave. Lemonnier n’en fut pas effrayé, et il eut raison, car il fit un chef-d’œuvre de peinture officielle.

Le salon de 1789 reçut quatre tableaux de notre artiste : le Louis XVI que nous venons d’évoquer ; une Sainte Famille, commandée par les dames Ursulines de Rouen ; une Présentation, faite pour l’abbé Lelorrain, et la Mort d’Antoine. Cochin disait de ces tableaux : « Ils sont bons, mais tout simplement comme à l’ordinaire ; la Mort d’Antoine a pourtant quelque chose de meilleur. » Ajoutons que la Mort d’Antoine joua un rôle important dans la vie de son auteur, car ce fut sur la présentation de cette pièce que Lemonnier, agréé depuis 1785, obtint le titre d’Académicien le 26 septembre 1789. Il avait alors quarante-six ans.

Plus d’un artiste entrait à l’Académie pour digérer sa gloire, selon le mot d’un immortel réaliste ; mais le droit au repos n’était pas inscrit dans le code de Lemonnier, et il signala son admission définitive dans l’illustre assemblée par de nouvelles productions de grand style. Il travaillait depuis longues années à un vaste panneau décoratif représentant une allégorie du commerce. C’était, comme le Louis XVI, une commande de la Chambre de commerce de Rouen. Il s’agissait de couvrir de peinture une toile de 5 mètres de haut sur 9 mètres de long, destinée à décorer la salle des séances.

Lemonnier avait conçu l’idée du cette allégorie, dès son retour d’Italie ; fils de commerçant et rouennais, il voulait honorer à la fois, par une oeuvre de son pinceau, la profession de son père et le génie de sa ville natale. Le commerce et l’industrie se symbolisent facilement : mettez aux pieds d’une statue quelconque le caducée de Mercure et une roue d’engrenage, l’énigme est déchiffrée. Lemonnier ne suivit pas ce sentier battu ; il élargit la scène et adopta, pour donnée, l’expansion du commerce dans les quatre parties du monde.

Voici en quels termes le Mercure de France du 25 juin 1791 décrit son immense tableau : « La figure céleste du Commerce unit à la légèreté aérienne un je ne sais quoi de suave et de moelleux qui rappelle le pinceau de l’Albane (...) elle embellit du ton le plus agréable la partie supérieure de la scène.

« À la gauche du spectateur, la Paix, sous les traits de Minerve, présente à l’Univers les espérances du bonheur et les attributs de la gloire. Le calme de son cœur a passé sur son front. Ce personnage allégorique, d’un ton plus sage, contraste avec ceux qui l’entourent pour les faire ressortir avec plus d’éclat. En effet, l’Europe, cette reine de l’Univers, assise avec dignité, réunit tous les charmes de la beauté, du luxe et de la magnificence. L’œil enchanté ne peut abandonner cette figure qui porte dans l’âme une émotion délicieuse.

« (...) Au milieu des richesses des Deux-Mondes (qui environnent l’Europe) une belle et jeune Caraïbe, saisit l’attention ; image symbolique du nouveau continent que ce peuple habitait, elle attache par l’expression de ses sentiments. À la vue de l’Europe et du Génie du Commerce, qui enlève le voile dont elle est couverte, elle paraît pénétrée à la fois de surprise et de crainte (...) Elle reçoit un reflet merveilleux de la figure imposante de l’Asie, dont la correction présente à la fois l’idée du beau et du style antique.

« (...) Mais quel spectacle cruel et touchant vient déchirer l’âme ! une mère (...) c’est l’Afrique, une mère désolée repousse avec horreur les fruits de sa tendresse, condamnés à la servitude ; sa main, égarée par le désespoir, semble vouloir leur interdire le jour qui éclairera leur misère. Son attitude, ses traits, sa douleur touchante, tout imprime aux cœurs sensibles cette compassion généreuse, apanage heureux de l’humanité : tant les droits de la nature sont éloquents, lorsque le talent sait les produire sous des formes intéressantes !

« Heureusement cette scène de douleur disparaît auprès du symbole de la liberté qui attend un jour toutes les nations. Mercure le montre à l’Univers comme un des grands moyens de la prospérité publique (...) Cette statue en annonce la réalité par le point central qu’elle occupe dans le tableau, entre les mers et les continents ».

Sous cette forme déclamatoire, le journaliste a traduit fidèlement les impressions du public. En 1791, on croyait encore à l’allégorie et aux cœurs sensibles, double illusion dont 1793 fit justice et que notre siècle positif n’a pas ravivée. Toutefois, quelque antipathique que l’on soit à ce qui a des ailes, il est impossible de méconnaître que la peinture de Lemonnier a pris un

La loi du 5 novembre 1790 ordonna l’inventaire de tous les objets d’art appartenant aux communautés religieuses et civiles supprimées. Une commission, dite des monuments, composée de savants et d’artistes, dut s’occuper de ce travail ; Lemonnier, qui en faisait partie, songea tout d’abord à sa ville natale. Secondé par un artiste nommé Le Carpentier, qui résidait à Rouen, il se livra, dès les mois de juillet et d’août 1791, à l’examen des tableaux provenant des établissements supprimés du district et obtint du Directoire du Département que Dom Gourdin, ancien religieux de Saint-Ouen, et Le Carpentier parcourussent les villes et paroisses pour recueillir et centraliser ensuite au chef-lieu les ouvrages de peinture qui décoraient les établissements fermés.

En février 1792, 728 tableaux, dépouilles opimes de cette razzia, étaient rassemblés dans l’ancien couvent des Jacobins. Lemonnier et Le Carpentier en firent un tri qui donna pour résultat 141 originaux de prix, 97 bonnes copies ou originaux de moindre mérite, et 490 toiles sans valeur. Les tableaux des deux premières catégories formèrent le noyau du Musée de Rouen. Le zèle extraordinaire que Lemonnier déploya en cette circonstance lui valut les éloges du Ministre, les remerciements de l’administration départementale et la commande d’un tableau allégorique, propre, disait le programme, « à rappeler à tout cœur français que l’homme libre chérit l’égalité ». Ce tableau , que notre artiste exécuta sous le titre de l’Homme de la nature se réfugiant dans les bras de la Loi, fut envoyé à Saint-Domingue.

Une lecture chez Madame Geoffrin. Peinture d'Anicet Lemonnier (1812) commandée par l'impératrice Joséphine et exposée au Salon de 1814

Une lecture chez Madame Geoffrin. Peinture d’Anicet Lemonnier (1812) commandée
par l’impératrice Joséphine et exposée au Salon de 1814

Les jours sinistres de la Révolution trouvèrent Lemonnier fidèle à ses pinceaux. Il avait l’esprit trop sage et le cœur trop droit pour tendre la main aux terroristes, et, loin d’imiter certains exemples, il chercha dans le travail de l’atelier un refuge contre les orages de la rue. Son mariage avec une belle-sœur de l’architecte de Wailly, son ancien collègue à l’Académie, joignit d’agréables relations à celles qu’il entretenait déjà avec le dessinateur Moreau, le graveur Piroli, l’architecte Norry, les peintres Suvée et Vincent, et quelques autres artistes, anciens romains comme lui et purs comme lui.

Mais cette vie calme et inoffensive était elle-même un grief ; d’ailleurs Lemonnier avait exposé au Salon de 1793 la Mission des Apôtres, oeuvre assez peu en rapport avec les mœurs du jour, et c’en était assez pour noircir, aux yeux des fanatiques, le peintre de l’Homme libre. Il ne put échapper au soupçon d’incivisme et fut placé, par un de ses anciens camarades de Rome, sur la liste des artistes soupçonnés d’être suspects. Un matin, une escouade de sans-culottes envahit son domicile ; il peignait alors un tableau représentant la Reine Blanche délivrant des prisonniers. « Ah ! tu peins des reines, s’écria le chef de la bande ; tiens voilà ce qu’on fait des reines », et d’un coup de pied brutal il creva de haut en bas la toile entachée d’aristocratie. Ce coup de pied ne porta pas plus loin, mais il dut faire comprendre au peintre que son cours d’histoire de France était à recommencer.

En 1794, Lemonnier fut nommé peintre-dessinateur de l’École de médecine, sur la proposition du Comité de l’instruction publique. Il remplit cet emploi jusqu’à sa mort et y marqua son passage par quatre portraits et une grande quantité de dessins, où les bizarreries de la nature sont fidèlement représentées. Ces travaux et ceux de son atelier occupèrent exclusivement sa vie laborieuse jusqu’en 1810. Il avait exposé en 1793, avec la Mission des Apôtres, Une jeune Femme offrant un Sacrifice, et un portrait. Il donna au salon de 1799 l’esquisse d’un grand tableau représentant les Ambassadeurs de Rome devant l’Aréopage.

Lemonnier était alors un nom dans la peinture, et quoiqu’il n’eût pas été compris, à la création, dans la classe des Beaux-Arts de l’Institut, ses camarades, plus heureux que lui, le reconnaissaient pour leur pair. En 1808, le gouvernement, ayant résolu de pourvoir à la place de Directeur de l’Académie de France à Rome, que l’architecte Paris remplissait par intérim depuis la mort de Suvée, demanda l’avis de la classe des Beaux-Arts ; celle-ci donna immédiatement ses suffrages à Lemonnier, qui s’était mis sur les rangs ; mais l’intervention omnipotente de Madame-Mère fit accorder la préférence à Guillon-Lethière, ancien élève de Descamps, comme Lemonnier, et son cadet de vingt ans. Ce mécompte fut très sensible à notre artiste, qui n’avait pas oublié la Rome de ses débuts.

Toutefois, l’Empereur lui réservait un ample dédommagement ; il le nomma, le 6 avril 1810, administrateur de la manufacture impériale des Gobelins. Lemonnier avait alors soixante-sept ans, mais son activité et son intelligence ne connaissaient pas les glaces de l’âge, et il sut donner pendant sa gestion, qui dura six années, une vive impulsion à la fabrication des tapisseries de haute lice. Ce fut dans cette période que les Gobelins produisirent ou achevèrent leurs plus beaux ouvrages, notamment la Peste de Jaffa, de Gros, tapisserie de cinq mètres vingt-cinq centimètres de haut sur sept mètres de large, qui passa longtemps pour le chef-d’œuvre de la manufacture.

Malgré ses travaux administratifs, Lemonnier ne renonça pas à la peinture. Peu de temps avant la chute de l’Empire, il exécuta d’une main ferme, quoique septuagénaire, trois tableaux de chevalet : une Lecture chez Madame Geoffrin, François premier recevant la Sainte Famille, de Raphaël, et Louis XIV assistant à l’inauguration du Milon de Crotone, de Puget. Le François premier et la Lecture chez Madame Geoffrin, commandés par l’impératrice Joséphine pour sa galerie de la Malmaison et exposés au Salon de 1814, furent popularisés par les gravures de Jazet et de Debucourt.

Lemonnier n’eut pas à souffrir des événements politiques qui amenèrent la Restauration. Louis XVIII lui donna la croix de la Légion d’honneur le 27 décembre 1814, et Napoléon, au retour de l’île d’Elbe, le nomma chevalier de l’Ordre de la Réunion. Mais, le 4 mai 1816, une destitution, prétextée sur des plaintes dont le sujet n’était pas articulé, vint atteindre l’honorable vieillard dans ses fonctions d’administrateur des Gobelins. Il était victime d’une de ces dénonciations subalternes trop facilement accueillies en temps de réaction. Lemonnier trouva, dans sa conscience, la force de résister à une disgrâce dont ses pinceaux et ses amis adoucirent bientôt l’amertume. Il fut entouré, plus que jamais, de l’estime générale, et Rouen ne tarda pas à lui donner un témoignage public de sympathie.

En 1818, le Conseil municipal de Rouen décida qu’une somme de 3 000 francs et une bourse de cent jetons seraient offertes à Lemonnier au nom de ses compatriotes. Le maire voulut donner à la remise de ce présent la solennité d’une fête publique. Elle eut lieu le 9 janvier 1819, en présence des adjoints, des conseillers, des députations de l’Académie et de la Société d’Émulation, d’un grand nombre de fonctionnaires et de notables. « La réunion, dit le Journal de Rouen, ayant été effectuée à l’Hôtel de Ville, on s’est rendu au Muséum, où M. le Maire a remis à M. Lemonnier, en lui adressant un discours de félicitation, la marque d’estime et d’attachement que lui décernaient ses concitoyens. Le respectable vieillard l’a reçue en répandant des larmes d’attendrissement et de reconnaissance. »

Ce fut le dernier triomphe de Lemonnier. Pendant soixante ans, il avait honoré sa ville natale, et sa ville natale l’honorait, aux yeux de tous, comme un de ses plus illustres enfants : il était assez vengé. Sa vie se prolongea quelques années encore ; mais elle fut attristée par une cruelle maladie, dont il ne se dissimula pas la gravité, et, de même qu’il supporta la douleur avec courage, de même il accepta la mort avec résignation. Elle vint le frapper, à Paris, le 17 août 1824, dans la quatre-vingt-deuxième année de son âge.

 
 
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