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Voyages et routes d'autrefois ou l'éloge de la lenteur

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L’Histoire éclaire l’Actu
L’actualité au prisme de l’Histoire, ou quand l’Histoire éclaire l’actualité. Regard historique sur les événements faisant l’actu
Voyages et routes d’autrefois
ou l’éloge de la lenteur
(D’après « Le Monde illustré », paru en 1922)
Publié / Mis à jour le dimanche 17 février 2019, par Redaction
 
 
Temps de lecture estimé : 6 mn
 
 
 
Au début du XXe siècle, l’historien Théodore Gosselin songe à l’ébahissement que le spectacle des véhicules modernes causerait à Louis XIV ou Napoléon s’il leur était permis de venir revivre quelques heures dans Paris : à voir des voitures circuler sans cocher et sans attelage, à entendre les conversations des magiciens qui les dirigent et où il n’est question que de douze, de vingt, de quarante « chevaux » tandis qu’on n’en aperçoit pas un seul, de « bougies » parfaitement invisibles, de pneus, de carburant, nos illustres trépassés se sentiraient dépassés. Quant aux voyages eux-mêmes, ils ne sont plus émaillés ni de surprises ni de découvertes : la facilité de déplacement a contribué à la déchéance du pittoresque.

Le Roi Soleil comme le Grand Empereur, ont cru, bien sincèrement, aux heures éphémères de leur puissance, qu’ils avaient amené leurs sujets à un point de prospérité et de bien-être qui ne serait jamais dépassé, écrit le spécialiste de la « petite histoire » Théodore Gosselin sous son pseudonyme de G. Lenotre. Quand Louis XIV employait douze jours pleins à effectuer le trajet de Paris à Lille, il s’imaginait détenir un record à tout jamais imbattable, et cent ans plus tard son successeur Bonaparte riait de lui quand il mettait quatre jours pour aller de Paris à Milan, ce qui paraissait à ses contemporains être le summum de la rapidité, au delà duquel l’imagination même ne pouvait rien concevoir.

Et ce retour sur le passé est de nature à nous rendre modestes, affirme en 1922 G. Lenotre : qui sait si, dans un siècle, ou moins, nos descendants ne s’ébaudiront pas de nos cent kilomètres à l’heure et ne nous considéreront pas comme des engourdis en songeant qu’il nous fallait tout un jour pour aller de Paris à Poitiers et en revenir ? En quoi ils auraient tort de rire, poursuit notre écrivain, car il est avéré que, dans l’heureuse ignorance de l’avenir, chaque génération a toujours considéré les moyens dont elle dispose comme le dernier mot du confortable et de l’audace ; au delà de ce qu’elle connaît, il lui semble qu’il n’y a plus rien.

Arrivée d'une diligence au milieu du XIXe siècle

Arrivée d’une diligence au milieu du XIXe siècle

En juin 1782, le chevalier de Kerpoisson, Mme de Kerpoisson, M. et Mme de Rouaud quittent Guérande qu’ils habitent, afin d’accomplir, par plaisir, et « sous l’étendard de l’amitié », le voyage de Paris. Nous sommes renseignés sur leur aventureuse expédition par le journal de leurs étapes qu’ils notèrent consciencieusement et que M. le comte Remacle a retrouvé et publié au tout début du XXe siècle. Le premier soir, arrêt à Donges — six lieues de Guérande — ; les voyageurs se reposent là durant cinq jours ; le 14 juin, ils poussent jusqu’à Nantes, lourde journée de dix lieues ; ils louent une chaise de poste et s’acheminent courageusement ; couchers à Ancenis, à Angers, à Durtal, à La Flèche, à Guécelard, au Mans, à Connéré, à la Ferté-Bernard, à Mont-Landon, à Chartres, à Trappes.

Bref, au bout de quatorze jours, ils arrivent enfin à Versailles, émerveillés de l’aisance avec laquelle ils ont parcouru cette longue route. Pour rentrer chez eux, ils s’empilent dans la diligence d Orléans et, parvenus au bord de la Loire, font achat d’une cabane, sorte de bateau plat qu’ils chargent de provisions et qui les descend, au fil de l’eau, en huit jours, jusqu’à Nantes, tout émus d’une telle rapidité. Aujourd’hui l’express effectue normalement le même parcours en moins de trois cents minutes ! s’exclame G. Lenotre.

Il est certain que les voyages abondaient alors en imprévu ; il fallait s’ingénier et se livrer à des combinaisons savantes pour atteindre au but ; rien de plus varié qu’un itinéraire de ce temps-là ; deux jeunes étudiants nancéiens, venus en 1787, à pied de Lorraine à Paris, décident d’aller voir la mer : ils ne prennent ni la diligence ni la Turgotine — voiture de 4 à 8 places tirée par six à huit chevaux, il s’agit d’un type de diligence que Turgot fait construire en 1775 — ; ils partent — à pied toujours — par Marly et Saint-Germain, arrivent à Poissy, s’y embarquent sur la galiote qui les mène jusqu’à Rolleboise, vont pédestrement à Bonnières, y dorment quelques heures ; à l’aube ils prennent place sur le coche d’eau, le quittent au Roule, louent deux bidets de poste — deux mazettes, comme on disait en ce temps-là — qui les portent au Port-Saint-Ouen ; ils laissent là leurs montures et ils arrivent en barque à Rouen. Une autre galiote les conduit à la Bouille, d’où ils gagnent à cheval Pont-Audemer, puis Honfleur où ils s’embarquent pour le Havre.

Certes, il fallait avoir du temps à perdre pour pérégriner de cette façon ; mais elle paraissait fort commode, et même fort rapide à nos bons ancêtres : ceux qui usaient du coche d’eau devaient s’armer d’une sérénité angélique et d’une patience en désaccord apparent avec la traditionnelle impétuosité du tempérament français ; un touriste du XVIIe siècle a tenu le journal de bord de son voyage sur le coche de la haute Seine : on part du Port Saint-Paul, après trois heures de navigation et quatre lieues de parcours, escale à Châtillon, pour dîner ; dans l’après-midi, trois lieues encore ; on soupe et on couche au Coudray. Quoique les bateliers exigent des passagers qu’ils se lèvent à minuit, c’est le lendemain seulement que le bateau croise devant Melun ; le jour suivant on découvre Montereau.

A chaque pose on descend à terre ; on mange, on boit, on festoie ; dans les bousculades du rembarquement, des femmes tombent à l’eau — grande diversion ! — et les mariniers les repêchent à coups de gaffes terminées par des crocs en fer. Le dimanche, tous les passagers et tout l’équipage se mettent en quête d’une messe à entendre. Voilà comment, après une traversée de cinq jours, si le vent est bon et le flot propice, on atteint Joigny, distant de Paris de trente-cinq lieues.

Nous voilà loin de nos torpedos et de nos limousines, de nos side-cars et de nos trains-éclairs et bien entendu ce serait sottise d’entreprendre l’apologie des moyens de transport de jadis en dénigrant les merveilleuses machines d’aujourd’hui, poursuit notre écrivain ; mais est-il sûr que nos pères, au cours de leurs lentes randonnées, ne jouissaient pas plus que nous des aspects de notre France ? s’interroge-t-il.

Il est difficile de lire les impressions qui agitent les gens voyageant en automobile ; ils vont trop vite ; les lunettes des hommes, les voilettes des femmes dissimulent d’ailleurs les visages et il est rare de pouvoir distinguer, dans le tourbillon qu’on croise, autre chose que des silhouettes emmitouflées que fige la rapidité du véhicule.

Diligence Lafitte & Caillard. Ce modèle, créé par les Messageries générales de France fondées en 1826, sillonnera la France avant d'être supplanté par le chemin de fer

Diligence Lafitte & Caillard. Ce modèle, créé par les Messageries générales de France
fondées en 1826, sillonnera la France avant d’être supplanté par le chemin de fer

Mais avez-vous remarqué combien les voyageurs des trains express ont l’air de s’ennuyer ? Bien peu « regardent par la portière » ; ils lisent, ils fument, ils somnolent, ils jouent aux cartes et si, par lassitude, ils vont se dégourdir dans le couloir du wagon, le nez aux glaces, ils contemplent d’un air consterné la fuite éperdue du ballast et le fascinant défilé des poteaux télégraphiques, sans paraître accorder un regard aux paysages incessamment changeants qui s’encadrent dans le châssis de la vitre. Aussi personne n’écrit plus d’impressions de voyage, et c’est bien dommage, déplore G. Lenotre ; s’il n’a pas au moins traversé l’Afrique ou tenté l’ascension des monts géants d’Asie, nul ne se risquerait à raconter ses aventures ; au temps passé il suffisait d’être allé de Paris à Rouen pour conter aux lecteurs les péripéties de l’excursion.

C’est que tout alors était incidents : une côte à gravir faisait événement ; le relais ménageait des surprises, ne fût-ce que le manque de chevaux ou les discussions avec le maître de poste ; l’imprévu de l’auberge, le hasard de « la couchée », les rencontres de la table d’hôte étaient autant d’amusements. Celui qui courait les chemins n’abdiquait pas toute personnalité ; il n’était pas un colis qu’on transporte et qu’on déposait en lieu convenu ; il lui fallait s’ingénier de cent manières, combiner son trajet selon ses ressources, ses goûts ; tout lui était spectacle et sujet d’émotion.

A présent tout le monde voit les mêmes choses et les voit de la même façon ; on est toujours assuré que mille autres ont effectué déjà ou effectueront dans les mêmes conditions l’itinéraire qu’on choisit entre tous ceux de la carte ou de l’indicateur. A quelqu’un qui rentre de vacances on demande : « Qu’avez-vous fait cet été ? — Les châteaux de la Loire. — Ah ! très bien, très joli. » Voilà à quoi se bornent les récits de voyage.

Plus d’inédit, plus de découvertes à faire ; tout « circuit » est classique, connu, repéré, kilométré, banal. Ne dites pas qu’on circule plus qu’autrefois, car, à lire les mémorialistes de la fin du XVIIIe siècle, on constate que leurs contemporains étaient toujours en route. Ils entreprenaient rarement de longues randonnées, mais, comme ils n’allaient ni loin, ni vite, le monde leur semblait beaucoup plus vaste qu’il ne l’est à nos yeux blasés ; ils étaient dépaysés dès qu’ils perdaient de vue leur clocher et tout était nouveau pour eux après deux heures de route.

La facilité et la diffusion des moyens de transport a beaucoup contribué, il faut le dire, à la déchéance du pittoresque ; le XIXe siècle a fait un beau rêve et un grand effort ; chacun peut, de nos jours, pour la même somme d’argent, s’offrir le même bien-être et les mêmes jouissances étiquetées suivant le tarif ; mais si nous avons cru, par là, conquérir l’égalité, nous nous sommes grandement leurrés ; c’est l’uniformité que nous léguerons à nos descendants, mal terrible, épouvantail du Français en particulier et du voyageur en général ; si, aux siècles d’avant nous, on avait la chance de traverser une ville au jour d’une fête, tout enchantait, tout surprenait, tout était particulier et « local », cavalcade ou procession, commémoration de quelque fait d’histoire régionale ou de quelque miracle des vieux âges : il y avait le Graouli à Metz, la Tarasque à Tarascon, les Feux de Saint-Jean à Bordeaux, la célèbre Fête-Dieu de Toulouse, la fameuse Foire de Juin à Agen, ailleurs fêtes pour les vendanges, fête pour les moissons, fêtes patronales des abbayes somptueuses qui, à cette occasion ouvraient toutes grandes leurs portes et exposaient leurs séculaires trésors : chaque bourgade, presque chaque village avait sa réjouissance annuelle qui ne ressemblait à aucune autre.

Hélas ! regrette G. Lenotre, cela fait songer à nos mornes fêtes de sous-préfectures dont l’invariable attraction est une manœuvre du corps des pompiers ; si la cérémonie est d’importance, il y a une tribune drapée de rouge — partout semblable — et un député — toujours pareil — et l’horrible bousculade devant les baraques, rebut de Neuilly ou du Trône, dans l’épouvantable odeur des fritures, mêlée aux gaz asphyxiants des flammes d’acétylène et le tonitruant fracas des orchestrions munichois qui rugissent de tous leurs tuyaux frémissants.

Chaise de poste, voiture hippomobile inventée en 1664

Chaise de poste, voiture hippomobile inventée en 1664

Le touriste, égaré à la recherche du pittoresque, fuit ce tintamarre redouté et gagne quelque lieu tranquille où il sait trouver, non plus la propre et plantureuse auberge, trop souvent chimérique, mais le Palace où la propreté et le confortable sont assurés et où le poursuivra le « déjà vu » : le portier solennel, le chasseur à veste rouge et à toque anglaise, le serveur en habit, la porte de glaces tournante, la salle à manger style foyer de l’Opéra, la petite table à abat-jour rose, les mêmes porcelaines, les mêmes cristaux, les mêmes menus qu’ailleurs et des convives mornes et silencieux, affectant des mines de naufragés, écrasés sous le poids de leurs déceptions de voyageurs, découragés de tant rouler pour ne rien voir que ce qu’ils ont chez eux, si bien que pour les retenir jusqu’à l’entremets, il faut qu’un orchestre joue sans répit dans un coin de la salle des airs langoureux à faire pleurer un boute-en-train de profession.

Je m’accuse, conclut G. Lenotre, d’avoir écrit naguère un volume entier sur ces choses et ceci n’est que redites où l’on aurait tort de voir une diatribe contre nos modernes façons de comprendre le voyage. Nous y avons beaucoup gagné et si l’admirable jouet qu’on nomme automobile venait tout à coup, par une catastrophe impossible, à disparaître, le monde serait en deuil de sa plus étonnante conquête ; mais nous y avons, tout de même, un peu perdu ; c’est la rançon de tout progrès ; l’important est que le bilan des bénéfices l’emporte sur celui des pertes, et il lui est de beaucoup supérieur. Qu’on n’infère donc pas de ces quelques lignes que, à mon humble avis, rien n’est bien à l’époque actuelle ; qu’on reconnaisse seulement que tout n’était point mal au temps de nos pères ; ils aimaient la France autant que nous l’aimons, et savaient prendre le temps de découvrir en elle des charmes plus intimes et plus discrets que ceux que nous préférons, dans notre désir d’aller vite et de voir sommairement.

 
 
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